Se risquer à former au risque… de conter

par Jean-Sébastien Dubé

Le jeudi 23 août dernier a eu lieu, au Théâtre de l’Esquisse, la première rencontre professionnelle pour formateurs du RCQ.  Organisée par le Comité formation du Regroupement, elle a permis de réunir une vingtaine de formateurs qui ont en commun de former des artistes à offrir des prestations professionnelles en conte.  Elle aura permis aux participants de se demander ce qu’il faut faire pour bien accompagner des conteuses et des conteurs dans leur développement professionnel, ainsi que d’examiner quels sont les défis de cette pratique et comment les relever.  Ce qui suit se veut un compte-rendu partiel et partial d’un participant qui a accepté de jouer les rapporteurs…

À tour de rôle Petronella Van Dijk (répertoire), Joujou Turenne (corps et présence) et Michel Faubert (mise en scène) sont venus témoigner de leurs expériences à donner de la formation en conte.  En après-midi, la rencontre s’est conclue par une discussion ouverte sur la pratique du coaching que plusieurs participants connaissaient de première main. Des nombreux thèmes abordés lors de ces échanges, j’en ai retenu trois qui m’ont semblé les traverser:

  • la conteuse, le conteur comme texte du conte,
  • l’intérêt d’amener les participants à risquer l’abandon, en formation ou en coaching, et
  • le besoin grandissant de discriminer à l’entrée pour certains niveaux de formation.

« En conte, le conteur EST le texte… » (Michel Faubert)

De Petronella qui jouit d’un instinct particulier pour recommander le bon conte à la bonne personne à Faubert qui fait de la mise en scène « à partir de la personnne qu’il a devant lui », en passant par Joujou qui priorise l’être plutôt que le texte parce que l’« on est son propre propos… Ton corps devient complice avec ton être profond et avec ton art… »… L’importance de l’unicité de l’artiste dans toute sa présence apparaît comme une particularité de notre discipline.  Lorsqu’il fait de la mise en scène, Michel Faubert part de ce que la personne dit de son spectacle et il la nourrit en ce sens. Lorsqu’il forme à la mise en scène, il veut donner des outils que pour les participants puissent chercher ce fil par eux-mêmes. Cette exigence à être fondamentalement soi-même amène un nécessaire « tissage de soi naturel » (corps, voix, esprit) dont parlait déjà Christian-Marie Pons dans sa présentation à L’art du conte en dix leçons (Planète Rebelle, 2007).

On comprendra dès lors que les formateurs trouvent parfois difficile de composer avec certaines dynamiques de groupes alors qu’ils essaient d’accompagner des démarches essentiellement individuelles. Parfois les visions du travail, les choix artistiques des participants ne s’arriment tout simplement pas. Ainsi Michel se dit plus à l’aise dans les rapports un à un. Il trouvait difficile de « présenter le même outil qui réponde à huit besoins différents », mais il est heureux d’y être parvenu… Pour Joujou, il s’agit de « suivre ce qui se produit, sans jamais étouffer une parole qui veut sortir », alors que pour Michel « il ne faut pas trop encadrer [le conteur, la conteuse], ni non plus l’emprisonner ».  

On admet qu’il est intéressant de faire travailler les participants en sous-équipes. Petronella a proposé à ses stagiaires avancés d’approfondir les grands contes merveilleux en trios jusqu'à monter des spectacles pour chaque récit. Claudette L’heureux « essaie de se mêler de ses affaires » en laissant les autres stagiaires commenter le travail des conteurs qui suivent ses ateliers.  En bonne marraine, elle préfère proposer des dictons et des maximes, de même que poser de bonnes questions.  Pour Éric Gauthier, ces retours par les pairs peuvent être riches, mais ils comportent des risques…

Rapidement le cas de participants difficiles, réfractaires ou qui nuisent au groupe est posé. Plusieurs formateurs ont vécu cette situation. Par exemple, Petronella a dû confronter une personne afin d’être en mesure de se rendre sereinement jusqu’à la fin d’une formation (qui s’échelonnait sur plusieurs fins de semaines). Pour Jacques Falquet, « il faut intervenir quand on sent que quelque chose ne marche pas ».  De même, Claudette estime qu’il ne faut pas avoir peur d’« assumer être la maîtresse ».  Le sujet est vaste et délicat, il fera sans doute l’objet de plus amples discussions lors d’autres rencontres.

« Apprendre l’abandon, c’est marcher sur le fil ténu du risque… » (Joujou Turenne)

Céline Jantet considère qu’il existe une grande variété de contextes qui peuvent insécuriser les participants (environnement scolaire, formation dans le cadre d’un festival, hétérogénéité ou homogénéité d’un groupe, etc.). Il revient au formateur de s’adapter à ces contextes afin de les accueillir le mieux possible.  Ça semble d’autant plus fondamental qu’un lâcher-prise (physique? mental? physique et mental?) des participants semble être un objectif chez certains formateurs en vue de faire évoluer les artistes conteurs qu’ils accompagnent. 

Joujou Turenne parle d’« explorer l’abandon » (par exemple en demandant à un participant de dire son texte de manière chaotique, ce qui s’avère à la fois inconfortable et fatiguant). Il s’agirait d’« accepter de perdre le contrôle pour se sentir en contrôle » au moment de la représentation. Dans le même esprit, Ronald Larocque confie se « mettre en danger » par ce qu’il appelle des « ouvre-cœurs », des exercices qui favorisent ce lâcher-prise.  Sylvi Belleau évoque Bob Bourdon qui parle de « danser le conte », connaître le parcours de l’histoire par « corps » au point de s’abandonner au contage.

Le coaching serait-il alors le contexte idéal facilitant cet abandon? Pour Faubert, le coaching est une « relation humaine particulière puisqu’elle est intime ».  En cherchant la différence entre le travail de mise en scène qu’il effectue souvent et celui de coach, il finit par conclure : « En coaching, j’accompagne la personne dans une étape de son cheminement (pas nécessairement la mise en scène), afin qu’elle voit elle-même le fil.  En mise en scène, tu as le devoir de montrer le fil. »  L’andragogue Julie Audet renchérit. Pour elle, donner de la formation, c’est permettre aux participants de développer une compétence. « Coacher », c’est accompagner pour permettre à quelqu’un de SE développer, qu’il devienne capable de le faire par lui-même.

La conteuse Geneviève Marier accompagne plusieurs conteuses et conteurs de la région de Québec. Malheureusement absente de la rencontre, elle a tenté de résumer sa pensée concernant le coaching (ateliers sur la présence, sessions d'entraînement corps et voix, individuellement) dans un court texte que je me permets de citer ici :

« Quand je vois une personne bouger et accepter autant qu'assumer sa présence physique et vocale dans un groupe, ça me donne très souvent des indices précieux pour lui suggérer des pistes de travail qui seront bonnes pour elle à ce moment de son chemin de personne qui conte. Je saisis alors les forces autant que les réticences. C'est une espèce d'alchimie qui passe par mon ressenti. De l'expérience d'une vie, il me vient alors des images à suggérer, à explorer, qui vont révéler la personne dans sa relation avec le conte et avec le public constitué des gens présents. Cette façon de faire met en évidence que le résultat de cette recherche n'est pas un produit fini, le conte prêt à partager, mais un évènement toujours vivant, à chaque fois. »

De l’avis de Yolaine qui travaille avec elle, Geneviève a le doigté nécessaire pour « montrer les boulets que tu trimballes, mais faire pousser des fleurs autour avant pour que ça passe bien ».

« On a tendance à valoriser la scène aux dépends d’autres pratiques. » (Petronella Van Dijk)

Pour plusieurs formateurs présents, l’importante disparité des styles et des niveaux rend difficile l’animation de formations en conte. Il arrive que l’on retrouve des professionnels et des néophytes dans les mêmes ateliers. Joujou remarque que nous sommes à l’ère de la consommation rapide où les gens veulent souvent des recettes.

Certains formateurs trient les participants à l’entrée lorsque c’est possible, discutent avec chacun d’entre eux afin de connaître leurs motivations à suivre une formation donnée. Claudette échange au téléphone avec chaque personne qui s’inscrit aux Praticontes et a déjà expliqué à certaines qu’elle nétait « pas sûre que c’est le genre d’atelier pour toi ».  Éric Gauthier explique qu’il prend contact avec tous les participants avant ses ateliers d’écriture afin de désamorcer les anxiétés de certains, ce qui lui évite de « jouer au démineur » pendant la formation. 

Surtout, Michel Faubert rappelle que que « le conte est un moyen, ce n’est pas une fin ». Selon lui, « la scène n’est pas le seul contexte où les gens racontent. Ce n’est pas tout le monde qui est prêt à ça. Il y a des besoins qui sont fort variés d’une personne à l’autre. »  Il estime qu’il est du devoir des formateurs d’accompagner les participants et de les aider à trouver le niveau où ils s’arrêteront. « On ne peut pas diplômer tout le monde », résume-t-il.  Il souhaiterait éviter que quelqu’un utilise le nom de formateurs connus pour se valoriser et donner une impression de qualité.

Petronella fait le même constat : tous n’ont pas à devenir des artistes qui se produisent dans les circuits professionnels.  « Qui s’inscrit aux ateliers que je donne? Des gens qui ont envie de conter, pas nécessairement de manière professionnelle. Des gens qui veulent approfondir une connaissance par rapport au conte et à la littérature orale. » (Petronella)

Faudra-t-il en venir à offrir des formations distinctes pour les conteurs professionnels?  Plusieurs semblent le penser. Céline Jantet estime que si tous ceux qui suivent des formations viennent chercher des outils, les conteuses et conteurs professionnels ont besoin de certaines bases : écriture, mouvement, recherche contemporaine, etc.  Selon Nadine Walsh, « il ne faut pas oublier que le conteur porte trois chapeaux, celui d’auteur, de metteur en scène et d’interprète ».

« Sommes-nous prêts à nous mouiller? À sélectionner, à offrir différents niveaux, donner de la reconnaissance pour les formations suivies, proposer une progression, etc. », demande Nicolas Rochette. Pour Sylvi Belleau, il faut « former les futurs conteurs à réfléchir à la relation au public et à ses attentes ».  Claudette L’heureux observe judicieusement que le mot « humilité » a été souvent mentionné pendant la journée.

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Plusieurs personnes présentes ont manifesté le désir de voir de telles rencontres entre formateurs se répéter, que ce soit pour approfondir l’une ou l’autre des thématiques abordées (les dynamiques de groupes, la vocation artistique, l’ouverture aux autres disciplines, etc.) ou à peine effleurées (la formation auprès des enfants, l’évaluation des formations, le développement de formations en région, etc.).  D’autres souhaitent poursuivre et approfondir l’échange de bonnes pratiques en laissant certains formateurs donner des parties d’ateliers, avec la possibilité pour leurs pairs de les interroger ensuite.

Cette rencontre ne constituait que le début d’un processus par lequel les formateurs en conte pourraient s’enrichir les uns les autres de leurs expériences mutuelles. Tout est à construire en ce domaine. Le conte évolue et prend diverses formes. Certaines formations (comme la mise en scène du conte) viennent d’être données pour la première fois. Il apparaît intéressant de se questionner à partir de ces nouvelles formations. Leur développement nous amène à réfléchir sur la spécificité de notre discipline.

10 septembre 2018